=?iso-8859-1?Q?Cybern=E9tique_et_Evolution?=

Francois-Rene Rideau fare@tunes.org
Tue, 16 Feb 1999 04:00:52 +0100


   Au cours d'une discussion sur le forum de l'ENS, j'en suis venu
à me confronter avec un autre élève, le biologiste Fabrice Girardot,
qui s'effrayait de me voir employer la théorie de l'évolution
dans le cadre de discussions sociales, avec de plus un point de vue moral.
   Comme je voulais donner à cette discussion
une plus large et plus pérenne audience,
c'est sur cette liste de diffusion que j'écris ma réponse,
en m'excusant auprès des lecteurs de cette liste
comme de ceux du forum d'origine.

>: Fabrice Girardot <girardot@clipper.ens.fr> dans ens.forum.societe:675

> Mais non ce n'est pas ca ce qui me fait gerber !!
> Et tu le sais bien andouille va !
Certes, je m'en doutais, mais je ne pouvais pas le savoir: car justement,
je m'en tiens au principe de ne pas vouloir faire dire à un message
plus qu'il ne dit effectivement, du moins pas de manière certaine,
et ce d'autant moins que je peux demander à l'auteur des éclaircissements
(ce dont je ne me prive pas, tu peux le constater).

> Ce qui m'a enervé c'est le mot "sélection" appliqué a
> "l'évolution" de la société...
Quand tu réagis de façon épidermique à un *mot*,
que tu privilégies la syntaxe à la sémantique,
alors tu te fermes à la communication des idées.
Comme je le décris de manière caricaturale au message ens.forum.societe:583,
une telle attitude revient à vouloir mettre ton interlocuteur dans un moule
qui ne reflète les limites que de tes propres modèles internes,
et ainsi non seulement à te fermer à toute idée originale dans son discours
qui ne serait pas explicitement prévue dans ton modèle,
mais aussi (et c'est plus grave) à mettre sous sa plume des idées-types
qu'il n'exprime pas et qui peuvent même être à l'opposé de son propos.

> En fait mon point de vue se résume ainsi : un évolutionniste peut
> regarder la société et essayer de lui appliquer les méthodes et les
> concepts développées pour l'étude de l'évolution des espèces et
> arriver a des résultats interessants, voire pertinents ;
J'avais peur que tu ne réserves dogmatiquement aux seuls brins d'ADN
l'application d'une théorie de l'évolution
qui a pourtant été trouvée bien avant leur découverte
et a été vérifiée dans de nombreux autres domaines
(jusqu'à l'utilisation d'algorithmes "génétiques" en informatique).
Je suis heureux de voir mes craintes dissipées.

> MAIS *mal* utiliser ces concepts [...] peut conduire a des horreurs.
> Même a des horreurs simplement conceptuelles !
Ceci est vrai de tout concept,
et s'il y a des concepts qui n'ont pas été détournés,
c'est qu'ils sont restés confidentiels.
Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille
rejeter a priori toute tentative d'utiliser ces concepts
--- ou alors, il faut rejeter a priori toute utilisation de tout concept! ---
et ce d'autant moins que par la lecteur et l'interaction
tu as l'occasion de te faire une idée a posteriori,
ce qui après tout est justement le propre d'une démarche rationnelle.
Sans sacrifier ta méfiance pour autant,
accorde donc à ton interlocuteur le bénéfice du doute.

> En gros, attention à ne pas faire des comparaisons avec quelque chose
> que tu ne maîtrises pas !
Il me semble qu'il n'y a pas tant à maîtriser
dans la théorie de l'évolution (du moins dans ses bases),
et que c'est justement pourquoi il est facile de se convaincre
de leur cohérence et de leur plausibilité,
et de l'appliquer à un large champs d'observation, qui la confirme.
S'il fallait être un grand spécialiste pour la comprendre,
alors il serait beaucoup plus difficile
de demander au commun des mortels de l'accepter.

> Et ne vient pas me dire que tu ne pensais
> pas a Darwin quand tu as écrit sélection !
Je pensais bien évidemment à la théorie de l'évolution,
telle qu'elle a évolué depuis Darwin
(quoique de ce que j'ai lu de Darwin lui-même,
il semble avoir été pour sa part bien plus mesuré et clairvoyant
que de nombreux de ses "disciples" ou détracteurs qui ont déformé son oeuvre).
Mais tu parlais de "Darwinisme social",
terme dont je n'avais que vaguement entendu parler,
et qui me semble avoir dans le passé été utilisé
plus comme slogan (positif ou négatif)
que comme dénomination de quoique ce soit de précis.
Et comme Darwin n'a pas à ma connaissance développé
d'application sociale à la théorie de l'évolution
(quoiqu'il est certain que l'idée a fait plus que l'effleurer),
tout occupé qu'il a été toute sa vie à lui donner un fondement scientifique
alors qu'elle n'aurait été sinon qu'une spéculation correcte mais fragile,
je me refusais à réclamer mes idées comme issues directement "de Darwin",
ce qui n'aurait été qu'une récupération éhontée.
Je me revendique certes d'une tradition intellectuelle
dans laquelle je me plais à inclure l'oeuvre de Darwin,
mais encadrée entre celle des philosophes libéraux classiques,
Locke, Turgot, Hume, Ricardo, Smith, Say, Bastiat,
et celle de l'école de Vienne,
Von Mises, Popper, Polanyi, Hayek,
jusqu'à celle des cybernéticiens,
Norbert Wiener, Raymond Ruyer.
Si j'applique la théorie de l'évolution à la société,
c'est suivant la voie montrée par ces derniers,
et c'est donc plutôt là que la critique doit se porter.

> (Et il faudrait que
> j'arrête de me prendre pour Albert Cohen en mettant des points
> d'exclamation partout !)
C'est qui, ce Albert Cohen?

> En particulier le fait d'apporter un
> jugement de *valeur* sur ce que cette observation "darwinienne" peut
> éventuellement t'apprendre sur le fonctionnement/l'évolution de la
> société, et bien c'est la première et la plus grosse des conneries a
> (ne pas) faire !
Mais où vois-tu un jugement de valeur?
Ne peux-tu lire mes propositions
sans y voir automatiquement de jugement implicite?
Et d'abord, qu'appelles-tu jugement de valeur?
Si par là, tu entends un jugement externe issu de dogmes a priori
(pourquoi forcément a priori? pourquoi pas des opinions a posteriori?)
qui se surimposerait à une affirmation,
alors veuilles ne voir que ceux qui sont explicitement écrits.
Si ce que tu rejettes comprend aussi
des jugements prédictifs intrinsèques observables,
alors tu rends toute argumentation impossible.

Ainsi, quand on dit que la reproduction sexuée est bénéfique,
cela veut-il dire autre chose que le fait
qu'elle favorise l'adaptation à la pression de sélection?
Dire qu'une mutation favorise ou gène la survie et la reproduction
dans les conditions existantes,
en quoi est-ce différent de dire qu'elle est bonne ou mauvaise,
du point de vue de la pérennité de l'espèce?
Eh bien, quand on applique à la société la théorie de l'évolution,
ou plus généralement des concepts cybernétiques,
les mêmes points de vue, intrinsèques ou extrinsèques, apparaissent.
Tu peux faire une proposition sur la propension d'un comportement social
à favoriser la pérennité de la société (dans un contexte donné),
ou à favoriser sa propre pérennité (dans le contexte d'une société donnée)
ou celle d'autres comportements en général ou dans certaines familles,
ou à se nourrir de réserves énergétiques ou psychologiques de la société
ou à en produire de nouvelles, et ainsi de suite;
la même proposition trouvera automatiquement une présentation morale,
du point de vue d'une société visant la pérennité
(c'est à dire d'un ensemble cohérent et stable de comportements).

Pour reprendre l'exemple que je développais,
quand une société introduit des règles injustes,
qui spolie les citoyens d'une partie de leurs ressources
pour les redistribuer selon des critères arbitraires,
elle déresponsabilise les citoyens vis-à-vis de ces ressources prélevées,
et encourage l'apparition de comportements parasitaires
vis-à-vis des ressources redistribuées;
à moins que les circonstances de cette redistribution
n'induisent intrinsèquement des effets inverses prononcés,
le bilan comprendra donc la sélection à long-terme
de comportements dissipateurs d'énergie
au détriment de comportements conservateurs ou constructifs.
Tu peux (et dois) considérer cela
d'abord sous un angle froidement scientifique:
selon le point de départ du raisonnement,
une cause a des effets, ou deux phénomènes sont corrélés.
Mais il est impossible d'échapper à la dimension morale de la chose:
si tant est que l'on a le moindre attachement à la société,
que le point de vue de sa survie à terme a le moindre intérêt,
directement, ou à travers la survie corrélée d'autres motifs informationnels,
alors il est /mal/ d'introduire des lois iniques
qui prélèveraient sur les citoyens des resources sans contrepartie tangible,
car elles induisent des comportements /mauvais/,
et réduisent des comportements /bons/.

En fait, si on peut complètement éviter tout point de vue moral
dans l'histoire de l'évolution biologique,
qui s'est opérée à des échelles défiant l'entendement humain,
un tel point de vue est au contraire incontournable
(hic! moi, utiliser ce mot?) concernant l'évolution sociale:
car l'action humaine, donc le choix humain, la morale opérationnelle,
influence directement le comportement positif ou négatif;
on choisit dans une certaine mesure
les motifs informationnels auxquels on s'identifie,
desquels on favorise la pérennité,
et ceux que l'on combat, que l'on voue à la disparition.
Après avoir analysé la dynamique sociale,
on peut se mettre du côté pérenne,
mettre son poids en faveur une tradition que l'on veut voir se développer,
ou choisir l'impermanence complète et la dissipation calorifique d'énergie,
et jouir d'un présent transitoire où l'on ne laisse aucune trace
sinon une contribution involontaire à des comportements statistiques.
En fait, même concernant l'évolution biologique,
l'action humaine, donc la morale opérationnelle, est présente:
l'homme a en effet joué un rôle très important
dans le développement récent d'espèce animales et végétales domestiques
et dans la disparition concommittente d'espèces réputées "sauvages",
rôle tout à fait observable à l'échelle historique pour les effets positifs,
et à l'échelle d'une vie d'homme pour les effets négatifs.

Mon père m'a appris qu'en géométrie,
on pouvait raisonner de manière extrinsèque, en choisissant une base,
ou intrinsèque, en raisonnant à partir
des propriétés internes des morphismes considérés,
mais que dans un cas comme dans l'autre,
avec une facilité plus grande selon le degré d'adaptation
du point de vue au problème,
on tombait finalement sur le même résultat.
Je me plais à croire qu'un raisonnement correct en matière de morale
saura prendre à tour de rôle des points de vue intrinsèques ou extrinsèques,
qui seront plus ou moins adaptés à traiter de problèmes variés,
mais qu'en fin de compte, tant que la raison aura prévalu sur le dogme,
les conclusions seront indépendantes des points de vue choisis.
Les points de vue sont relatifs, les conclusions sont "absolues"
(vis-à-vis du seul changement de point de vue,
indépendamment de toute considération épistémologique
sur le changement d'hypothèses dans la formation de conclusions).
Quand une donnée impertinente varie, on quotiente.
Une implication immédiate de ceci est que tout argument communicable
est forcément exprimable, même maladroitement, de façon intrinsèque,
et qu'asséner un dogme extérieur n'est pas convaincant;
à l'inverse, le crible rationnel, s'il ne peut confirmer
nos systèmes de jugements extérieurs,
systèmes qui sont tout aussi inévitables que nécessaires à la vie même,
peut mettre en question ces systèmes,
et nous permettre ainsi d'en sélectionner de plus adaptés.

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