=?iso-8859-1?Q?Propri=E9t=E9_Industrielle?=

Francois-Rene Rideau fare@tunes.org
Fri, 21 Apr 2000 00:22:10 +0200


Cher Bernard Zimmern,
   voici, par e-mail, ma réponse, tardive, à votre lettre du 14 mars.
Je l'envoie en copie à un forum de discussion que j'ai ouvert sur des
sujets touchant à l'information, l'éthique, la liberté, l'économie, etc.

Nota Bene: si ce sujet vous intéresse, sachez que je parlerai de logiciels
libres et de propriété intellectuelle à l'institut Euro92 le 31 mai prochain
au soir. Voir http://euro92.org/edi/present/agenda200.htm


Vous notez trois types de propriétés industrielles:
brevet, savoir-faire, marque.
J'aimerais rajouter dans le lot le "copyright", qui a beau être
nommé "droit d'auteur", n'en n'est pas moins une arme utiliser
pour exclure d'autres industriels des activités d'exploitation,
reproduction, et production dérivée, autour de données "propriétarisée".

Vous reprenez l'idéologie officielle selon laquelle le but est d'inciter
au développement et à l'innovation de services utiles à la société.
Or, je prétends justement que le bilan de ces formes artificielles
de propriété est purement négatif, comme l'est celui de tout protectionnisme.


Vous commencez par les marques, et parlez de protéger son identité.
C'est certainement un bienfait pour le public que d'être capable
d'identifier précisément ses interlocuteurs, sans possibilité de fraude.
Reste à se demander si le système des marques est adapté.
Offre-t-il à tous un égal accès à l'identification?
Il ne le semble pas. Les noms de marque sont trop courts,
et en même temps de nombreux noms sont squattés par des grandes entreprises,
ce qui réduit grandement l'accès de tous les acteurs économiques.
Un système plus juste se devrait de refuser toute protection étatique
pour des noms trop courts. De plus, au vu des mouvements de personnels
et de capitaux, il est à se demander ce que vaut une identification qui
ne soit pas rattachée aux personnes effectives qui participent à l'élaboration
d'un produit. En conséquence de quoi je ne suis pas convaincu que le système
des marques d'Etat (par opposition à des systèmes purement contractuels et
volontaires) soit le moins du monde utile au public; il me semble qu'il sert
à tromper les consommateurs au moins autant qu'à les détromper, et qu'en
fin de compte, ce n'est qu'une arme, payée par le contribuable, offerte
par l'Etat à des corporations irresponsables pour dominer les consommateurs.
La seule identification que l'Etat peut et doit assurer est celle des
individus. Si les corporations, dans tel monde sans lois corporatistes,
doivent baser leurs campagnes de communication sur les individus qui
participent de ces corporations, c'est redonner une base saine à la
communication d'entreprise, et revaloriser les individus et leurs compétences.

Vous évoquez à propos des marques les plagiaires et ceux qui abuseraient
le public. Je rétorque qu'il n'y a pas besoin de marques pour lutter
contre abus et tromperies, et que de toute façon, il s'agit là de
protection des consommateurs, et non pas de protection des producteurs.
Si un industriel trompe les consommateurs en usurpant l'identité d'un autre,
il n'y a pas besoin de protection de l'industriel copié; il y a juste besoin
de législation contre l'usurpation d'identité et autres escroqueries du genre.
Si un industriel rival procure à prix plus bas une marchandise de qualité
sensiblement égale à celle d'un produit de marque, le public est gagnant,
et c'est tant mieux, il n'y a rien à gagner à "protéger" l'industriel
original. Si l'un veut se distinguer par rapport à l'autre, ce sera en
méritant la confiance des consommateurs, par une tradition constamment
confirmée de qualité, de disponibilité, d'innovation continuelle. Pas besoin
de protéger quiconque; le consommateur gagnera à la compétition résultant
de l'absence de protection; la qualité et l'innovation résulteront de cette
compétition même.


Vous dites vous-même comme les brevets sont d'autant plus facile à enforcer
qu'ils portent sur des produits et non sur des procédés, donc qu'ils sont
nuisibles, en détruisant la concurrence. Vous expliquez comme la
confidentialité, qui n'a pas besoin de législation, est plus utilisée,
et plus efficace, dans les cas où il y a vraiment innovation dans les
procédés, i.e. dans les cas où une récompense serait vraiment justifiée,
et qui ne détruit pas la concurrence.


Vous ressortez ce poncif du protectionnisme selon lequel sans protection,
nul n'innoverait: "en l'absence de brevet, personne ne prendrait la peine
de développer les produits qui sont utiles à la collectivité". Je m'insurge
contre cette affirmation. La même chose a été dite à propos des logiciels,
et le mouvement du Libre Logiciel montre bien le contraire.
En fait, l'ensemble de la recherche scientifique montre le contraire.
La Science, par définition, consiste en la publication des résultats,
et est opposée dans son principe à la protection; la protection n'incite
pas à plus de recherche scientifique; la recherche n'aurait pas été
scientifique sans publication, et ne nécessite pas de carotte pour que
ses résultats soient publiés; la protection ne fait que diminuer la
compétition concernant des recherches dérivées.

Vous prenez l'exemple, bateau, de la recherche pharmaceutique.
Admettons un instant que les "milliards engloutis" dans la recherche
pharmaceutique ne le soient plus, du jour où le protectionnisme s'arrête.
Mais c'est tant mieux! Si un libre marché, si des citoyens libres, décident
que ces milliards ne seront pas dépensé pour de nouveaux médicaments,
c'est bien qu'ils pensent qu'ils seront mieux dépensés autrement;
car lesdits milliards ne disparaîtront pas, et si la recherche pharmaceutique
c'est CE QU'ON VOIT, ce que l'on fera à la place avec les mêmes milliards,
c'est CE QU'ON NE VOIT PAS. Et s'il ne reste que dix pourcents desdits
milliards dans la recherche, ladite recherche ne s'en trouvera pas forcément
plus mal, si cela augmente la compétition réelle, alors la recherche
sera enfin et à nouveau menée sans le protectionnisme qui empêche les uns
de reprendre le travail des autres. Car vous oubliez de dire comme
le protectionnisme freine la recherche, et la force à être recommencée
vingt fois à l'identique, et depuis zéro, puisque chaque corporation
ne partagera plus avec ses voisines. Sans parler de l'exclusion qui
empêche tout bonnement la recherche de se faire dans certains cas.

Vous dites que le brevet est un contrat entre l'individu et la collectivité.
Or il n'y a pas de contrat, car il n'y a pas de négociation, pas d'agrément
volontaire. Il n'y a qu'un privilège accordé unilatéralement par l'Etat,
modulo des frais modiques, mais néanmoins suffisant pour écarter les petits
et nouveaux inventeurs dont vous-même reconnaissez qu'ils sont le fer de
lance de l'innovation économique. Si vous voulez des contrats, eh bien,
laissez faire le marché, sans privilège d'aucune sorte. Si assez de personnes
dans le public trouvent une invention utile, elles sont assez grandes pour
s'associer et racheter, à prix négocié, la publication des secrets afférents.
Point besoin de protection arbitraire qui ne peut aboutir qu'à l'injustice
au détriment de ceux qui ne choisissent pas, c'est à dire des consommateurs.

Vous dirigez vous-même un institut que vous voulez financé par le public,
c'est à dire, par les consommateurs, ceux que vous servez, et non pas par
l'Etat, non pas par les producteurs, que vous contrôlez. Eh bien, voyez
que ce modèle s'applique tout autant à la recherche scientifique,
pharmaceutique, ou industrielle, qu'à la recherche administrative:
les amateurs de science, les industriels qui en attendent des retombées,
etc, bref, les consommateurs de recherche, sont bien capables de financer
directement ce que le système protectionniste, sous couvert de gratuiter,
leur fait financer indirectement, et à grands frais.
Il suffit pour cela de la libre association
dans un monde sans protectionnisme.


Vous reprenez les affirmations des protectionnistes affirmant que les brevets
ont eu des effets positifs. Mais ces allégations sont purement gratuites.
Il n'y a jamais eu d'étude faite dans des conditions équitables en faveur
des brevets, mais il y a eu de longues listes de témoignages accablant à
l'encontre de ce système. Dans le doute, la liberté doit gagner contre le
privilège. Car la liberté permet à chacun de négocier une juste rémunération
en échange de services réellement rendus, tandis que le privilège ne fait
que créer une classe de spoliateurs qui se nourrissent non de services
qu'ils rendent, mais de services qu'ils empêchent.

Vous établissez une corrélation entre le système des brevets et le
succès des E.U. comparés à la Russie ou à la Chine. Mais je vois des
facteurs économiques prédominants qui font qu'indépendamment de tout
brevet, les uns ont pu se développer bien mieux que les autres: dans
un cas, vous avez une économie de marché, dans l'autre une économie
dirigée. Pour être effective, la comparaison aurait dû porter sur
deux pays ayant les mêmes systèmes économiques. Sinon, je serai bien
aise de favoriser telle ou telle recette protectionniste, sous prétexte
qu'elle a été appliquée aux E.U. et pas en URSS. Du reste, si vous voulez
invoquez les pays communistes, je dirai que ce sont des pays où le
protectionnisme est allé bien au-delà des brevets, l'Etat ayant le monopole
indéfini là où les brevets ne sont qu'un monopole privé et limité;
je mettrai la misère communiste en proportion avec son protectionnisme,
et affirmerai que les brevets apportent dans leur proportion moindre
cette ruine qui s'est abattue, totale, sur des pays à l'économie totalement
protégée.

Vous parlez des difficultés que vous avez eu à convaincre des industriels.
Vous omettez de parler de la contribution du protectionnisme à ce rejet
par les industriels de solutions qu'ils auraient à payer fort cher, ou
qui leur rapporterait bien moins, s'ils n'en possèdent pas les droits.
C'est le syndrôme du NIH (Not Invented Here): les brevets incitent à
n'utiliser que des connaissances développées en interne, au détriment
des innovations extérieures. L'effet incitatif des brevets est plus pervers
que les proposants ne veulent bien le dire. Similairement, je sais que la
RATP refuse d'installer certains systèmes qui bénéficieraient au confort
et à la sécurité du public, de peur de devoir payer des licences trop
élevées aux inventeurs.

Vous affirmez que personnellement, vous n'auriez pas fait autant d'effort
à promouvoir vos inventions si elles n'avaient pas été protégées. Je vous
crois volontiers. Mais cela veut-il dire que le public souffrirait d'une
disparition de la protection? Certes non. Il suffit que _quelqu'un_ fasse
l'effort que vous n'auriez pas fait. Et si cela veut dire que vous dussiez
inventer plus plutôt que de passer votre temps à convaincre, le public y
aurait gagné en inventions.

Vous parlez de l'investissement lourd nécessaire à mettre en oeuvre
une invention. Mais c'est un argument CONTRE le protectionnisme.
Car cet investissement est lui-même l'avantage compétitif contre la
concurrence qui enlève le besoin d'une protection. Si vraiment il est
besoin d'investissements lourds et dans la mesure où ces investissements
seront lourds, alors la concurrence sera repoussée d'autant, et aura
un retard d'autant dans le déploiement de l'innovation considérée.
D'un autre côté, plus d'industriels feront ces investissements,
plus les compétences de l'inventeur seront valorisées.
Bref, tous les travailleurs honnêtes (capitalistes compris, dont
l'argent travaille; y a-t-il un mot simple pour acteur économique?)
gagnent à l'absence de protectionnisme.
Seuls les spoliateurs gagnent au protectionnisme.
En perdant des spoliateurs, le public gagne des travailleurs honnêtes.


Vous évoquez une spécificité éventuelle d'Internet.
Je nie cette spécificité, et affirme l'universalité du principe de Liberté.
Peu importe qu'une innovation marquante nécessite des moyens initiaux
plus ou moins élevés dans tel ou tel domaine à telle ou telle époque.
Les brevets sont autant ou aussi peu justifiés aujourd'hui pour l'Internet
qu'au siècle dernier pour la chimie, ou qu'il y a cinquante ans pour
l'électronique d'avant la miniaturisation.
Le marché est capable d'équilibrer les capitaux et les salaires
pour tenir compte des potentiels relatifs de chaque activité.
Le protectionnisme ne fait là que parasiter et biaiser cet équilibre,
et on aurait bien du mal à soutenir que le protectionnisme bénéficie
aucunement au salaire des inventeurs.
Quant aux discussions sur "découverte" contre "invention",
ce ne sont pour moi que gloses byzantines induites par le système
de protection actuel. C'est la même nature que les hommes parcourent
avec les mêmes outils conceptuels, et il n'y a pas de raison de
privilégier celui qui ferait une petite invention particulière
là où le découvreur d'une loi générale ou universelle ne le serait pas.
Ce serait et c'est effectivement ajouter l'insulte à l'injustice.

La propriété intellectuelle vit sur le mythe de la création indépendante;
la réalité n'est qu'un vaste champ de créations dérivées, d'inspirations
mutuelles, etc. La Libre Information rejette ce mythe, rétablit la
pertinence des principes économiques, et donc la nécessité de la Liberté,
en considérant les _services_ effectivement échangés; la recherche, le
transfert de technologie, le déploiement, la maintenance, la consultance,
etc, sont de tels services; la vente de licences en soi n'en est pas un,
ce n'est qu'un racket.

Vous affirmez honnêtement ne pas comprendre le modèle économique de RedHat.
Bob Young, de RedHat, a écrit un article à ce sujet,
	http://www.press.umich.edu/jep/04-03/young.html
Je dirai pour ma part que la disponibilité, la confiance, la maintenance,
le support, sont des services que RedHat vend. Et que pour conserver ses
parts de marché face à la rude concurrence de SuSE, Mandrake, Caldera,
Corel, TurboLinux, et autres, RedHat est contrainte par le marché à rester
en tête de la technologie par l'innovation. Là est l'incitation à créer
sans détruire, à créer continuellement, dans une atmosphère de partage
technologique. Là qui fait la force d'une économie libre, alors que le
protectionnisme incite à détruire beaucoup dès que l'on a créé un peu,
dans une atmosphère d'inimitiés technologiques qui fait que l'un ne peut
gagner qu'au détriment des autres.


J'avoue avoir mis plusieurs années avant de comprendre complètement
le phénomène de la Libre Information, et d'arriver à contrer les
préjugés favorables à la "Propriété Intellectuelle" que m'avaient
inculqués la société. Cela pour dire que si je me sens en droit
d'user du ton assuré de celui qui a longuement réfléchi à la question,
je n'attends pas que vous soyiez convaincu immédiatement.
J'espère seulement réussir à instiller le doute chez vous,
et vous inciter à reconsidérer les choses du point de vue
du marché des services effectivement rendus ou non rendus.
Car c'est bien de la Liberté de ce marché qu'il s'agit.


Librement vôtre, et au plaisir de vous revoir,

[ François-René ÐVB Rideau | Reflection&Cybernethics | http://fare.tunes.org ]
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Free Market is not the end of every large-scale economical problem;
but it's the beginning to any long-term solution to anyone of them.

Free Software is not the end of every large-scale software problem;
but it's the beginning to any long-term solution to anyone of them.

Freedom is not the end of every large-scale problem;
but it's the beginning to any long-term solution to anyone of them.
		-- Faré